Crête des Albères – Banyuls-sur-Mer1974
« Après m'être rafraichi, je repars, la gourde pleine, tandis que les vaches ruminent sous les arbres, désertant la crête. Serait-ce un signe d'orage ? A l'horizon, de gros nuages s'élèvent de la mer invisible. C'est comme si toute la Méditerranée s'évaporait sous ce soleil impitoyable. Trés excité par la perspective de réussir, de réaliser mon rêve de traversée des Pyrénées, je me mets à courir, tirant sur les bretelles de mon sac à dos pour l'empécher de me battre les reins. Parfois, je m'impose de reprendre le pas, mais l'allégresse l'emporte toujours et je reprends ma course vers la côte. Le pic Sailfort m'impose un rythme plus raisonnable. Soudain, alors que j'approche de son sommet, un immense sourire bleu me transperce et je finis ma grimpette en scandant Mé-di-ter-ra-née. La joie n'en finit pas de rebondir en moi et je ris comme un perdu. La descente du Sailfort multiplie les épineux. Il ne me reste plus que le piton de la tour de Madeloc à gravir, et j'imagine déjà de me laisser descendre jusqu'à la mer. Le soleil brûlant m'ôte l'envie de protéger mes jambes nues des morsures des épines, mais je crains davantage de rencontrer une vipère fatale. J'arrive enfin au pied de la tour de Madeloc et jette quelques vivres dans mon estomac pour monter sans défaillance au col des Gascons. J'imagine Catherine en train de m'y attendre et peut-être aussi mes amis de Dordogne. Quelle fête ce serait de terminer ensemble la descente sur Banyuls ! Hélas, il n'y a que le soleil au col, avec la perspective de chercher l'itinéraire jusqu'au bout. Et la pointe, qui m'entre dans le pied depuis le pic Néoulous, me devient soudain insupportable. Je me déchausse pour essayer de la retirer: en vain ! Un petit coussin de sparadrap, en la coiffant, fera l'affaire. Les épineux reprennent l'offensive faisant souffrir mes jambes et mon moral. Je croise un énorme lézard bleu vert dans une vigne, si gros que je crains d'avoir pris un coup de chaleur. Les petits murs, qui retiennent la terre, s'ornent d'épines infranchissables, m'obligeant à contourner, biaiser, encore et encore, jusqu'au col de Llagastera, où le cheminement s'humanise. Je finis par atterrir à Banyuls, désert à l'heure du déjeuner. Au hasard, j'emprunte des rues qui s'articulent bizarrement. Finalement, je rencontre une grande voie goudronnée, un kilomètre au Nord de la ville, et longe la côte et la route vers Banyuls, où Catherine doit m'attendre.
La Méditerranée s'est faite belle, avec ses papillons blancs dans les vagues. Par l'éclat de son teint, elle rivalise avec le ciel. Je pense aux petites gentianes, éperdument bleues d'avoir trop regardé d'autres cieux.
Soudain, je découvre la 4L blanche qui fait la sieste au bord d'un petit parc ombragé, à l'entrée de la ville. Catherine n'est pas là . Je pose mon sac sur la voiture et contemple la crique rocheuse au dessous de moi. La montagne enfonce ses pieds bruns dans l'eau bleue et verte de cette mer fantastiquement belle. Quel contraste avec l'océan quitté vingt huit jours plus tôt. Les couleurs vives des maillots de bain font chanter l'eau qui enveloppe les baigneurs. Seuls, les cris sont en trop ! Non, je n'ai pas envie de me mêler à ces estivants chahuteurs, car je veux garder intactes les fragiles résonnances que j'écoute en ce moment. Plein du bruit silencieux de la montagne, je me suis ouvert à de nouvelles harmonies. La solitude serait-elle la clé de la poèsie ? Catherine me retrouve isolé, replié contre la roue de notre voiture. J'ai soif ! Trés vite, nous nous éloignons de l'animation croissante des lieux. Pour lui permettre de se reposer, je prends le volant. Après quelques kilomètres, crevaison devant un garage. Le mécanicien me demande de lui porter la roue, mais devant mon air épuisé, il n'insiste pas. Avec Catherine, nous allons boire dans un café proche, où le patron, intrigué par mon absence de chaussures, nous parle montagne. Puis, nous reprenons la route pour quelques heures vers notre Dordogne, le temps de dénicher un hôtel restaurant à notre convenance. Au repas, je me surprends à manger la viande avec les mains. Plus tard, la glace de la chambre nous renvoie nos images amaigries. Je ressemble à l'écorché du lycée, qui servait pour les leçons d'anatomie. Il y a quelque chose d'halluciné dans mon regard. Mais quelle fête pour nos corps de reposer maintenant dans un lit confortable ! Je m'endors sur un nuage. »
Crête des Albères – Cap Cerbère1989
Fi de l’arrivée à Banyuls à travers la foule d’estivants, vive l’amerrissage au cap Cerbère, à l’écart des troupeaux. Un sentier astucieux glisse jusqu’au col du Berger Mort, puis c’est le purgatoire final avec les incessantes griffures des épineux et la chaleur accablante. Un vent têtu souffle d’Espagne en violentes rafales déséquilibrantes. Le terrain multiplie les obstacles. Cheminement éprouvant sur une sente qui monte interminablement en contournant la vallée. La peur de l’incendie se justifie souvent dans la garrigue ou dans les grandes étendues d’herbes sèches qui blondissent certains cols. L’inconfort, la fatigue, le vent, me pèsent beaucoup, me gâchent le plaisir du paysage, et j’avale un repas terne devant la mer voilée. L’exaspération pointe après tant d’heures à me cuire, à me griffer les genoux et les cuisses. Il me tarde d’en finir.
Quand je pose les pieds sur la piste en balcon, au dessus du cap Cerbère, soudain la Méditerranée se fait plus belle. Une vague de joie sans mélange me soulève, me jette en avant, me fait tout oublier. La mer est d’un bleu incomparable, immense, splendide, unique. L’émotion monte, déborde, m’inonde: c’est merveilleux! Je m’arrête un instant, tout ébloui. Alors, dans le ciel, une escadrille de goélands argentés passe devant moi, et, de leur vol parfait, ferme la parenthèse de cette traversée. Maintenant, je peux descendre le beau sentier qui borde les falaises, quitter ce ciel dévoré par la mer et toucher terre.
L’amitié monte la garde à l’endroit où la montagne s’incline devant tant de beauté. Quelques mètres encore de descente abrupte pour toucher la vague du pied, et remontée express avant de savourer les retrouvailles et la réussite du projet.
Malgré les imperfections de mon aventure, je me sens comblé. Ma joie n’éclate pas dans mes sourires, elle se répand sereine au fond de moi.
« Comment ne pas rêver d’une grande traversée, d’une mer à l’autre, sac au dos, en continu ? » se demandait Georges Véron, qui ajoutait « Pour certains, dans l’aurore d’un matin d’été, le rêve a pris couleur de réalité : ils ont osé une des plus belles aventures de leur vie. »
Pour ma part, la traversée de 1974 fut profondément marquante, certes, mais trop inconsciente et trop brouillonne pour être belle, celle de 1989 était plus aboutie, car plus lucide et mieux préparée.
Rappelons la position de Georges Véron publiée par la Revue Pyrénéenne n°46 de Juin 1976 :
« Est-il possible de faire la traversée en moins de 45 jours ? Oui ! Un excellent train permet même d’aller de Hendaye à Banyuls dans 1a nuit... Teyssèdre, Pistre, Neau et quelques autres ont réalisé des traversées en 28, 26, 24 jours, souvent au prix d’étapes démentielles (Certescans – El Serrat : 14 heures, 2 700 m de montées) et en délaissant trop souvent des sites splendides. Malgré le respect qu’imposent ces authentiques exploits, nous déconseillons cette pratique et recommandons plutôt des traversées en épisodes : par exemple, Pays Basque au printemps ou en automne, montagnes catalanes en dehors de la fournaise de l’été. »
Il peut paraître paradoxal d’avoir réalisé la traversée des Pyrénées en vingt jours et de s’en prévaloir pour crédibiliser un éloge de la lenteur. Et pourtant, c’est mon cas, même si j’ai témoigné ici de la possibilité de la contemplation en allant vite. En 1974, j’écrivais à Georges Véron : « Je suis heureux d’avoir pu vivre tant d’émotions et contempler tant de paysages mais je regrette de ne pas avoir eu plus de temps à consacrer à cette traversée : La Haute Randonnée Pyrénéenne n’est pas un marathon en montagne, l’occasion de pauvres records. Elle mérite bien mieux que cela. » Je le pense encore aujourd’hui !
Attendre d’être prêt pour entreprendre ce fabuleux voyage et ne pas se presser en chemin, voici mon conseil pour recevoir de la HRP ses meilleurs cadeaux.
A toi, Georges, qui souhaitait ne pas être le dernier à avoir accompli la HRP, les reflets d’innombrables réalisations ou de rêves de jeunes d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Merci pour votre attention, continuons à fraterniser au lieu de rivaliser, car comme le notait Albert Jacquard « Les gagnants fabriquent des perdants » La coopération et le partage sont des ressorts bien plus riches que la compétition.